Black Sakura

Quand le taxi se rangea le long du trottoir, il lui ouvrit la portière, tel le parfait gentleman, pour la laisser monter. Et pourtant l’instant d’avant il se montrait sec et froid avec son interlocuteur au téléphone, son concessionnaire si elle avait bien compris. Encore une fois, elle s’étonna de ce changement si brusque d’attitude. Il l’intriguait.

Il monta à sa suite dans le taxi et quand il eut indiqué l’adresse, le chauffeur démarra. Le quartier asiatique… Lily n’y avait encore jamais mis les pieds depuis son arrivée. Cela dit elle n’était pas beaucoup sorti de chez elle non plus.
Plongée dans ses pensées, elle n’entendit pas tout de suite sa question et il dut la répéter pour obtenir une réponse.

-Désolée, j’étais ailleurs. Je m’appelle Élise Tellier. Et vous c’est ?

Elle lui retournait la question par politesse, bien qu’elle ait déjà la réponse. Elle l’avait entendu au téléphone. Les présentations achevées, le trajet se déroula en silence. A bien y réfléchir, Lily ne savait pas trop ce qu’elle faisait dans ce taxi avec cet inconnu. Il l’avait invitée, certes, et elle s’était laissée persuader d’accepter. Mais après ? Qu’allait-elle faire ? Et lui ? Qu’est-ce qui l’avait poussé à tant de sollicitude ? Après tout, il aurait plutôt eu toutes les raisons du monde de la laisser en plan.

Tandis qu’elle se faisait ces réflexions, le taxi les mena à destination. Le chauffeur se gara et se tourna vers eux pour indiquer le prix de la course. Takashi régla et ils descendirent devant la boutique d’un tatoueur.

Il sortit une clef et ouvrit la porte du salon devant lequel ils s’étaient arrêtés. Ainsi il en était le propriétaire. Elle ne s’était donc pas trompée en supposant qu’il était un artiste. Elle entra à sa suite mais n’alla pas plus loin que le seuil. Il lui demandait d’enlever ses chaussures. D’abord surprise, elle eut vite une explication.

Elle s’exécuta donc sans broncher. Tandis qu’elle se déchaussait, son regard s’attarda sur ses vêtements poussiéreux. Elle n’avait même pas pris soin de se changer après ses travaux de la matinée. Elle ne devait pas être belle à voir. Sans compter qu’elle risquait d’en mettre partout. Gênée, elle se garda cependant de tout commentaire, craignant qu’il lui reproche encore de s’excuser.

Quand ils furent tous deux pieds nus, il la conduisit vers le fond de la boutique, à un escalier qui montait à l’étage. Ils montèrent la volée de marche pour déboucher dans l’appartement au dessus du salon. Tandis qu’il évoluait avec aisance, Lily, elle, se sentait empruntée. Elle restait debout à l’entrée, ne sachant trop quoi faire, serrant son sac à main pour se donner une contenance.

Voyant qu’elle n’entrait pas, Takashi était revenu vers elle. Finalement il paraissait beaucoup plus abordable maintenant qu’il était dans son univers. Lily se fit même la réflexion qu’il était plutôt pas mal, et rougit légèrement à cette pensée.

Lily sourit et fit quelque pas à l’intérieur. Promenant son regard autour d’elle, elle se fit la réflexion que bien que sobre, le décor donnait une impression de… sérénité. Oui c’était le mot. Elle remarqua des cartons dans un coin. Venait-il d’arriver sur l’île ou avait-il simplement changé de quartier ? Elle-même n’avait fini de déballer les siens que quelques jours plus tôt. Et pourtant elle n’en avait pas beaucoup.

Il lui proposait à boire, aussi répondit-elle poliment.

-De l’eau ça ira. Merci.

Tandis qu’il retournait vers le bar, elle s’avança à sa suite. Elle laissa sa curiosité prendre le dessus et demanda.

-Vous êtes sur l’île depuis longtemps ?

Il sortit deux verres qu’il déposa sur le comptoir avant d’ouvrir une bouteille de vodka. Avant qu’elle ait pu protester, il se justifia.

-Personnellement je pense que dans votre cas... l'eau est beaucoup trop forte pour vous. L'eau plate ne faisant aucun effet vous voyez avec encore plus de réalité vos responsabilités... Tenez... avec l'orange on ne sent pas le goût de l'alcool.

Tandis qu’il parlait, il avait en effet complété les verres avec du jus d’orange. Lily prit son verre et remercia avant de prendre une gorgée. Il avait raison, avec l’orange, on ne sentait pas l’alcool. C’est alors que son téléphone sonna, la faisant sursauter. Son verre lui échappa et alla s’écraser au sol. Confuse, elle négligea l’appel pour se baisser et ramasser les morceaux.

-Je suis désolée. Je ne suis pas aussi maladroite d’habitude… Aïe !

Elle venait de s’entailler le doigt avec un des morceaux de verre.

Décidément elle les accumulait aujourd’hui ! Elle s’apprêtait à porter sa plaie à sa bouche quand Takashi interrompit son geste. Elle se laissa faire sans protester, ce n’était pas le moment. Il l’emmena dans la salle de bain pour la soigner ce dont elle lui fut reconnaissante. Après tout il aurait eu davantage de raisons de la mettre à la porte. D’ailleurs il ne semblait pas ravi et elle le comprenait fort bien.

C’est lui qui rompit le silence, répondant à la question qu’elle lui avait posée plus tôt.

- Je suis arrivé il y a deux semaines.

Gênée par la situation, elle répondit néanmoins.

-Moi ça fait trois semaines.

Ils restèrent à nouveau silencieux tandis qu’il désinfectait sa plaie. Lily ne savait plus vraiment où se mettre. Elle aurait voulu disparaître sur le champ. Elle finit par prendre à nouveau la parole.

-Écoutez, je crois que je vais rentrer chez moi. Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait, mais je crois que je vous ai causé assez d’ennuis comme ça.

Il tenait toujours sa main, aussi ne put-elle pas joindre immédiatement le geste à la parole. Cependant elle était bien décidée à prendre congé, il n’était pas question qu’elle aggrave son cas. Elle ne s’attendait d’ailleurs pas à ce qu’il la retienne. Ce sur quoi elle se trompait...

Il acheva de la soigner. Ses gestes étaient doux, précis. Lily se laissa faire sans broncher jusqu’à ce qu’il ait terminé. Il refusa alors qu’elle s’en aille, avançant encore une fois un argument contre lequel elle ne pouvait que s’incliner. Elle le suivit donc et le regarda nettoyer ses bêtises. Elle aurait bien voulu l’aider, mais quand elle fit mine de bouger il lui lança un regard qui laissait clairement comprendre qu’elle ferait mieux de s’abstenir…

Ils passèrent ensuite dans son bureau et tandis qu’elle prenait place dans le fauteuil qu’il avait approché à son attention, il sortit les documents dont ils auraient besoin. Elle-même avait pris soin de prendre son sac à main. Ils devaient remplir un constat, aussi lui demanda-t-il comment elle en était arrivée à emboutir sa voiture. Elle se remémora les évènements avant de répondre.

-Je m’apprêtais à tourner quand un chauffard a grillé le feu. J’ai dû faire un écart pour l’éviter. J’avais le choix entre percuter les piétons ou votre voiture, j’ai choisi la voiture...

Tandis qu’elle parlait, elle jouait machinalement avec le pansement qu’il venait de lui faire. Même si le stress de l’après accident s’était dissipé, elle n’en était pas pour autant plus à l’aise. De plus, elle ne savait pas vraiment quelle attitude adopter vis-à vis de Takashi. Il lui semblait tour à tour abordable et froid.

Elle le laissa remplir le constat en fonction de ce qu’elle lui avait dit et attendit la suite. Elle n’avait pas vraiment l’habitude de ce type de paperasserie et ne savait pas trop ce qu’il convenait de faire.

Après un instant de silence, elle ajouta.

-Pourquoi vous faites tout ça ? Je veux dire... Vous auriez toutes les raisons de me mettre à la porte et de me laisser me débrouiller avec vos avocats non ?

Cette question lui brûlait les lèvres depuis qu'ils étaient arrivés chez lui et elle trouvait enfin le courage de la poser.

Tandis qu’il remplissait les différents formulaires appropriés, Lily en profita pour l’observer plus attentivement. Ses lunettes lui donnaient un air plus sérieux encore, mais ça lui allait bien. Ainsi il ressemblait à…. un étudiant peut-être ? Non il arborait une expression trop sérieuse pour ça. Cela le vieillissait légèrement, mais pas tant que ça finalement. Quel âge avait-il d’ailleurs ? Elle n’aurait su le dire. Pas beaucoup plus qu’elle c’était certain. Mais elle ne pouvait être plus précise sur ce point.

Il leva les yeux vers et sourit. Avait-il remarqué qu’elle le dévisageait ? Gênée elle rougit. A moins que ce bref sourire qui avait éclairé le visage de Takashi soit responsable de son embarras ? Elle n’eut pas le loisir de se poser la question puisque déjà elle lui expliquait les circonstances de l’accident. Elle fut d’ailleurs soulagée qu’il approuve sa décision. Cela lui enlevait une part de culpabilité.

Il remplissait le constat avec beaucoup de sérieux quand elle l’interrogea sur ses motivations. Il releva à nouveau les yeux vers elle, mais la sonnerie du téléphone les interrompit. Il décrocha, et tandis qu’il discutait avec son assureur, le téléphone de Lily sonna également. Takashi se chargea de faxer les différents documents que leurs compagnies d’assurance réclamaient. Quand ils en eurent terminé avec les démarches administratives, ils raccrochèrent. Lily rangea son propre téléphone dans son sac avant de relever la tête.

Il souriait de nouveau et la regardait droit dans les yeux. Le sérieux qu’il affichait l’instant d’avant avait laissé la place à une expression beaucoup plus chaleureuse et… séductrice ? À nouveau, les joues de Lily s’empourprèrent légèrement. Gênée, elle baissa les yeux, regardant ses mains. Elle répondit dans un murmure.

-C’est que… j’ai perdu l’habitude qu’on s’occupe de moi.

Reprenant contenance, elle se leva en prenant son sac.

-Bien. A présent qu’on en a terminé avec ces formalités je suppose que je ne vais pas vous déranger plus longtemps…

Il la fixait toujours de son regard pénétrant. Intérieurement, elle se prit à espérer qu’il refuse encore une fois de la laisser partir. Elle se reprit. Qu’allait-elle imaginer ? Il n’avait plus aucune raison de la retenir…

Elle pensait qu’il serait soulagé de la voir partir et au lieu de ça il l’invitait à rester. Elle décida de mettre sa réserve de côté et d’accepter l’invitation. De toute façon, elle n’avait pas envie d’être seule à se repasser l’accident et les conséquences qu’il aurait pu avoir. Un peu de compagnie lui ferait du bien.

-C’est d’accord pour le verre mais à une condition…

Il leva vers elle un regard interrogatif.

-Arrêtez de me vouvoyer. Je déteste le « vous ». C’est plein d’hypocrisie et de politesse feinte. Comme un mur dressé entre les gens pour les empêcher d’approcher.

Elle marqua une pause et ajouta avec un sourire.

-Et je te promets de ne plus m’excuser de déranger.

Takashi se leva et elle s’effaça pour le laisser la précéder. Lily le suivit jusqu’au bar où il lui resservit une nouvelle vodka orange. Elle prit le verre qu’il lui tendait avant de commenter.

-Tu vas sans doute trouver que c’est un comble, mais je n’avais jamais cassé de verre avant aujourd’hui. J’étais serveuse avant, et je peux te dire que j’aurais vite été virée si j’avais décimé la moitié de la vaisselle du bistrot.

Bien que le sourire à présent constant de Takashi ne cesse de la troubler, Lily était de plus en plus à l’aise. Sa curiosité et sa bonne humeur chroniques étaient en train de prendre le dessus sur sa timidité, chassant par la même occasion le stress des heures précédentes. Le changement d’attitude de Takashi y était également pour quelque chose. Son expression plus chaleureuse depuis que les formalités étaient terminées la mettait davantage en confiance et elle se laissait porter par son sourire et son regard pénétrant.

Elle devinait d’ailleurs qu’il était conscient de l’effet qu’il pouvait produire et qu’il savait en user auprès des femmes. Et à l’instant présent, qu’avait-il derrière la tête ? Essayait-il de la séduire ? À la façon dont il la regardait c’était plus que probable. Et pourtant Lily restait septique. Elle doutait qu’il puisse la trouver à son goût, surtout dans l’état où elle se trouvait. Avec ses vêtements poussiéreux, son t-shirt informe et son jean délavé. Et puis zut ! À quoi bon se poser toutes ces questions ? Elle verrait bien ce qui allait se passer.

Elle mit fin à ses réflexions quand il lui demanda son âge. Sa question l’amusa. Elle fronça les sourcils en une moue faussement indignée et lança avec ironie.

-Ce n’est pas une question qu’on pose à une fille !

Retrouvant instantanément son sourire, elle but une gorgée de vodka orange avant de satisfaire sa curiosité.

-J’ai 21 ans. Je suis du mois de novembre.

Elle but une nouvelle gorgée avant de reprendre la parole.

-Tu m’as dit que tu étais arrivé sur l’île il y a deux semaines ? Qu’est-ce qui t’as amené ici ? Si ce n’est pas indiscret bien sûr.

Elle avait à peine terminé sa phrase, que son ventre émettait quelques protestations. Elle n’était pas une lève tard, et par conséquent son petit déjeuner remontait déjà à plus de cinq heures. Son estomac avait cru bon de le lui rappeler.

A son hésitation quand il lui expliqua la raison de sa venue sur l’île, elle devina qu’il ne disait pas tout. Elle ne chercha pas à en savoir davantage. Après tout c’était sa vie privée et ils se connaissaient à peine.

Lily était de plus en plus détendue. Elle agissait de manière plus naturelle et sa réserve s’estompait. Il faut dire que l’alcool y était pour quelque chose. Elle n’avait pas l’habitude de boire. Son passé de serveuse dans un bar miteux où elle devait ramasser les poivrots à la fin de son service ne l’avait pas franchement incitée à s’intéresser à la boisson. Elle accepta donc avec plaisir de partager son repas et le suivit à la cuisine. Elle releva néanmoins le retour du « vous » avec une pointe d’amusement.

-On se vouvoie de nouveau ? Ça n’aura pas duré longtemps !

Elle l’aida volontiers à la cuisine. Elle eut ainsi l’occasion de lui montrer qu’elle disait vrai au sujet de sa maladresse exceptionnelle. Tandis qu’ils s’affairaient, elle répondit à sa question.

-Ma mère était originaire de l’île. Mon grand-père n’a pas apprécié son mariage avec mon père et n’a plus voulu entendre parler d’elle. Mes parents sont allés s’installer en France et c’est là que j’ai grandi. Quand ils sont décédés, c’est mon grand père qui est devenu mon tuteur. A ma majorité, il m’a coupé les vivres et j’ai dû travailler comme serveuse. Jusqu’au mois dernier où mon grand-père est décédé. J’ai hérité de toute sa fortune, de sa maison… Bref j’ai de quoi faire vivre plusieurs générations. J’aurais pu vendre la maison et rester à Paris, mais j’ai préféré venir m’installer ici. Pourquoi, je n’en sais trop rien. Peut-être parce que c’est là que ma mère a grandi…

Elle se tut. Tandis qu’elle parlait, ils avaient poursuivi la préparation du repas. Takashi l’avait écoutée en silence. Elle n’avait pas pour intention d’en dire autant, quand elle avait commencé à parler mais il fallait croire qu’elle en avait besoin. Au fur et à mesure qu’elle parlait, son sourire s’était peu à peu effacé et un voile triste avait obscurci son regard à l’évocation de ses parents. Elle se reprit et chassa ses sombres souvenirs d’un geste de la main. Elle se tourna vers les placards pour se donner le temps de retrouver le sourire et demanda.

-Où est-ce que tu ranges les assiettes ?

Lily était parvenue à chasser l’expression de tristesse qui avait assombri son visage après sa confidence. Elle se retourna pour voir l’endroit qu’il désignait. Le placard au dessus de lui. Elle attendit qu’il ait terminé de rajouter du sel à sa préparation et s’avança. Après avoir reposé le sel, il s’était légèrement décalé pour lui permettre d’atteindre le placard. Quand elle l’ouvrit, il dut baisser la tête pour ne pas se prendre la porte. Ce mouvement les rapprocha. Ils étaient à présent face à face, leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre.

Lily suspendit son geste. Le regard de Takashi était plongé dans le sien. Mille pensées se bousculaient dans la tête de la jeune fille. Elle percevait le rythme des battements de son cœur qui s’était accéléré. Elle sentait comme un fourmillement au creux de son ventre. Ses lèvres s’entrouvrirent légèrement et sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle franchit ces quelques centimètres pour rencontrer les lèvres de Takashi en un baiser furtif.

Elle prit soudain conscience de son geste et s’écarta prestement, détournant le regard. Elle ne savait plus où se mettre. Elle se dressa sur la pointe des pieds pour prendre deux assiettes et s’éloigna de Takashi qui n’avait pas bougé. Une fois qu’elle eut mis un peu de distance entre eux, lui tournant le dos, elle parvint à articuler quelques mots à peine audibles.

-Désolée, je… je ne sais pas ce qui m’a pris.

Une angoisse sourde commençait à l’envahir. Qu’allait-il penser, comment allait-il réagir ? Tenant toujours les assiettes qu’elle avait posées sur le plan de travail, elle attendit sa réaction et les secondes lui parurent une éternité.